Extrait de La Belgique Apicole, 29(1-2) 1965 p 5-10 Avec leur permission. Original dans Deutsche Bienenzeitung et le Bee World |
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par le Frère ADAM, O.S.B. de lAbbaye St Mary de Buckfast, Angleterre Traduction et adaptation française par Georges LEDENT Uccle, Belgique |
Tandis quà laube du 23 avril, le « Karadeniz » franchissait les Dardanelles, mes pensées se reportaient à la première grande guerre. Les hauteurs sur la gauche, pour lesquelles on se battit si furieusement, étaient couvertes de fleurs printanières sous la chaude caresse du soleil levant. Le continent à ma droite, je le savais, est considéré comme une des régions les plus favorisées dAsie Mineure pour lapiculture.
Comme dit plus haut, javais visité une première fois la Turquie en 1954. Alors, jétais arrivé par la route, traversant la Yougoslavie et la Grèce septentrionale. Il y a 8 ans, la route Istanbul Ankara nétait que pierrailles, la plupart du temps, en bonne partie bien médiocre. A ma vive satisfaction, je trouvai cette fois tout le long du trajet une route automobile excellente.
Lors de ma première visite, je me rendais à Ankara passablement incertain de ce que jy trouverais. Je savais quau Sud du Taunus, je rencontrerais linfluence de labeille syrienne et celle de la Caucasienne loin à lEst. Mais je navais aucune idée de ce qui mattendrait dans le reste de la Turquie. Deux ans plus tôt, étant en Israël, javais entendu parler dun livre : « Etude sur les abeilles et lapiculture en Turquie », par feu le Prof. F.S. BODENHEIMER, qui avait résidé quelque temps à Ankara. Le livre avait paru en 1942 ; toutefois je ne parvins quen août 1958 à en obtenir un exemplaire en prêt, puis, un peu plus tard, le professeur BODENHEIMER men faisait tenir un exemplaire. Mais il est certainement fort heureux que je naie pas eu ce livre avant 1954, sans quoi jaurais fort bien pu biffer lAsie Mineure de mon programme de recherches en la considérant comme dénuée dimportance pratique. Il y a dans ce livre maints détails intéressants relatifs aux ruches primitives et aux méthodes apicoles. Le chapitre sur les races contient des données biométriques et des tentatives de généralisation. Les points de première importance à mon point de vue, à savoir les caractères physiologiques et les qualités de portée économique, ne sont pas discutés. Quelques-uns sont effleurés indirectement, par exemple des comptages de populations de colonies faits aux environs dAnkara, mais il en ressort malheureusement limpression que labeille dAnatolie Centrale serait moins prolifique que toute race connue et, en tout état de cause, sans valeur économique.
Le premier trajet en Asie Mineure couvrait le territoire compris entre Ankara, Sivas, Erzincan, Bayburt, Trébizonde, Samsun, Sinop, Kastamonu et, vers louest, jusquau sud, à Eskesehir et Bursa : en somme, la moitié nord de la Turquie. Le voyage de 1962 se déroula dans la moitié sud, incluses les régions les plus importantes visitées en 1954, mais non comprise la région militaire orientale. Ce dernier fait, fort regrettable à plus dun point de vue, peut avoir été une chance, à le considérer après coup : les routes en Turquie, surtout dans les régions reculées, sont inimaginablement mauvaises, et ce que je suis parvenu à en parcourir aurait eu raison de lendurance de nimporte quel chauffeur. A lest et au nord-est dAnakra, cela devenait quasi impossible en 1962 : le sol navait pas encore séché en mai et le risque de rester embourbé et sans secours était constamment présent. Les cours deau débordaient encore et il fallait les passer à gué sans savoir si la profondeur le permettrait. Le souvenir de ces transes et de ces expériences me hantera encore longtemps. Toutefois de grandes améliorations sont en cours, inclus la construction de routes axiales.
Suivant l« Encyclopedia Britannica », lAsie Mineure comprend la Turquie proprement dite, lArménie, Chypre et la totalité de la péninsule dArabie. Cependant, pour cette fois, mes recherches se limitèrent à ce qui est considéré communément comme lAsie Mineure, soit la région délimitée par la frontière de la Turquie moderne, à lest du Bosphore et des Dardanelles : pas loin de 500 mille km2 ; 14 500 km dest en ouest et 3 800 km du nord au sud. Ce nest pas un territoire énorme, mais un certain nombre de races distinctes y ont leur habitat. Ceci peut surprendre aussi longtemps quon ignore la topographie et les différences climatiques du pays.
LAnatolie est entourée de chaînes montagneuses au nord, à lest et au sud. Une chaîne de moindre importance court depuis les éperons ouest de la chaîne Pontique jusquau Taurus de Lycie, fermant le cercle. La chaîne ouest, bien quatteignant en quelques points des pointes approchant des 2 500 m, sabaisse vers la mer Egée et la mer de Marmara. A lextrémité est, linverse se produit, le sommet le plus élevé étant, à laltitude de plus de 4 000 m, le mont Ararat où, suivant la tradition, Noé posa son arche. Encerclée par ces montagnes, nous avons lAnatolie Centrale, une steppe à un millier de mètres daltitude.
Le long des côtes, dAlexandrette aux Dardanelles, le climat est méditerranéen : hivers pluvieux et étés secs. Le littoral Nord, du Bosphore à Batoum, reçoit des pluies abondantes toute lannée, plus fortes à mesure quon approche du Caucase. Près de la frontière soviétique la moyenne des précipitations atteint 250 mm. Je me souviens fort bien que la nuit de mon arrivée à Trébizonde en 1954, à fin août, il pleuvait aussi abondamment que dans notre Sud Devon anglais. En Turquie orientale, anciennement lArménie, il pleut sensiblement moins, mais les hivers sont durs et prolongés. En août 1954, me trouvant à Erzincan, je pouvais voir de la neige de lhiver précédent, restée sur les hauteurs avoisinantes.
LAnatolie Centrale a des étés chauds et secs et des hivers rudes, avec jusquà 43 degrés sous zéro à Ankara. La pluie est rare, en moyenne 330 mm annuellement, ou moins. Les pluies tout au long de lannée, comme sur la côte de la Mer Noire, on ne les connaît pas en Anatolie Centrale où le peu qui tombe le fait principalement en hiver et au printemps. Durant la majeure partie de lété, cette partie de lAsie Mineure offre le spectacle dun désert comparable à celui de lArabie pourtant distant de centaines de kilomètres au sud-est. Limmense lac salé de Tuz-Gölö, au cœur de ce plateau, ne fait que souligner laridité de lAnatolie Centrale.
Dans les plaines semi-tropicales et dans les vallées abritées de Cilicie et dAntalya, leucalyptus, loranger, le citronnier, le palmier-dattier et le cotonnier constituent les principales sources de nectar. On trouve diverses variétés de trèfle dans les riches pâturages sur les versants sud du Taurus. Dans les régions plus hautes, chêne et sapin donnent du miellat, et la flore alpine du nectar. Le long de la côte de la Mer Noire, la végétation offre beaucoup plus de variété et de richesse que le long de la Méditerranée, en raison de pluies plus abondantes et régulières, bien que, depuis le promontoire du Sinope en allant vers lest, cela se dégrade, les pluies se faisant plus rares à mesure quon approche du Bosphore. Presque tout contre le Sinope, vers lest, entre Gerze et Alçam, se trouve une vaste étendue de jungle, dune richesse végétale que je nai rencontrée nulle part ailleurs au cours de mes voyages. Les meilleurs tabacs du monde viennent de la région entre Bafra et Samsun. A lest de Samsun, ce ne sont partout quoliviers et citronniers, et à lest de Trébisonde le thé est largement cultivé. Les coteaux derrière les plaines du littoral se parent de forêts de pins et de sapins, de cèdres, de chênes et de hêtres. Sur les versants face au nord, poussent communément diverses éricacées, dont Erica arborea et de la bruyère. Il y a aussi ici du Rhododendron ponticum et du R. luteum, dont provient le miel empoisonné.
La végétation de lAnatolie occidentale rappelle davantage celle de lEurope méridionale. La région au sud-ouest dIzmit est un des plus beaux vergers du monde. Bien que réputée surtout pour ses figues et ses raisins, nombre dautres fruits de nombreuses espèces y prospèrent à la perfection. Cest aussi la contrée dAsie Mineure la plus favorable à lapiculture. LAnatolie Centrale, pour sa part, est à lautre extrême : le printemps y éclate dun coup, avec une profusion éphémère de végétation, mais au milieu de lété tout a dépéri et le pays devient aride, brun et brûlé. Il ny a presque pas darbres dans cette partie de la Turquie, sauf autour des habitations. Les villages et les villes de cette haute steppe font penser en été à des oasis, mais en place de palmiers, ce sont de puissants peupliers qui sélancent vers le ciel. Comme on pouvait sy attendre, la miellée dans ces régions est brève mais abondante, suivie de 3 ou 4 mois de chaleur, de sécheresse et de stérilité jusquau retour de lhiver. Lors de lépanouissement printanier, la nature se parait de nombre de fleurs qui métaient inconnues. Néanmoins, à en juger par le miel récolté et par la végétation, je conclus que les sources principales de nectar sont différentes espèces de chardons.
A lest du Plateau Central, en direction des hauteurs de lArménie, le relief sélève constamment, labondance des pluies saccentuant parallèlement, de même que la rudesse du climat. La végétation évolue en conséquence, graduellement : passé Sivas, des pâturages verts se trouvent même sur la fin de lété. Le miel, ici, est semblable à celui provenant en Angleterre du trèfle blanc, sauf que sa densité est plus forte. A Baiburt, à 1500 mètres, la végétation apparaît pauvre et maigre, ce qui nempêcha pas que je tombe sur des ruches modernes avec deux hausses Langstroth bourrées de miel. Kars, à deux pas de la frontière soviétique, a la réputation dêtre un des villages ayant la meilleure production de miel, mais ici, tout comme dans nombre de régions à grandes forêts, il provient principalement de miellat.
On connaît de longue date lAsie Mineure pour son miel empoisonné, provenant du Rhododendron ponticum à fleur violette et de lazalée jaune, plus correctement R. luteum. Ces deux arbustes croissent à létat sauvage, en masse, uniquement le long de la côte turque de la Mer Noire, leur habitat dorigine. Les symptômes généraux dempoisonnement sont des nausées, étourdissements, maux de tête, troubles visuels, cécité temporaire dont la gravité dépend de la sensibilité individuelle et de la quantité de poison ingérée. Récemment on a signalé des pertes dabeilles dans des régions dEcosse abondamment fournies de rhododendrons, mais au cours de mes visites à la côte turque de la Mer Noire, jamais je nai entendu dallusion à des pertes dabeilles, de ce fait.
A lInstitut dApiculture dAnkara, on ma montré une liste de la flore nectarifère de Turquie. Elle comprenait des sources de miellée bien connues comme le tilleul, lacacia et le noisetier (la Turquie est la source mondiale dapprovisionnement de noisettes !). Il mest arrivé den trouver par-ci par-là, mais jamais en nombre suffisant pour constituer une source importante. Mes deux guides nétaient pas familiarisés avec lapiculture et à cela sajoutait le handicap de difficultés linguistiques. Quoi quil en soit, des informations recueillies, il résultait pour moi que la diversité de la flore offre de grandes possibilités à lapiculteur en Asie Mineure.
La Turquie retire la majeure partie de ses revenus de lagriculture. Elle constitue loccupation de la majorité de ses habitants. Depuis fin de lempire Ottoman un grand pas a été franchi en vue de relever toutes les branches de lagriculture. Chaque vilayet a son directeur agricole ; nombreux sont ceux qui sont dotés dun lycée où filles et garçons reçoivent un enseignement libre. Il est de pratique à peu près constante que ces collèges possèdent un vaste rucher moderne, car lapiculture fait partie du programme. Lun deux était même équipé pour gaufrer la cire. Dans tout le pays se trouvent aussi des centres expérimentaux et délevage où un matériel de choix est mis à la disposition du fermier entreprenant, du producteur de fruits ou de volaille. Lapiculture est représentée dans la plupart de ces centres, mais le principal est lInstitut dApiculture déjà mentionné, le Türkiye Aracilik Enstitüsü, Uman Müdürlügü à Ankara. Une station délevage de reines y a été créée depuis ma visite en 1954, et, pour autant que je sache, cest lunique endroit où, en Turquie, lélevage de reines se fait suivant les conceptions modernes.
Périodiquement le Ministère de lAgriculture publie des statistiques comprenant le nombre de colonies en ruches modernes et en ruches primitives dans chaque vilayet, mais les chiffres ne peuvent pas être trop exacts. Il se produit de fortes fluctuations dans le nombre des colonies, fréquemment, par suite de sécheresse en Anatolie Centrale ou dautres conditions exceptionnellement défavorables dans les régions orientales du pays. Il est généralement admis que le nombre moyen de colonies dépasse le million, dont la plupart en ruches primitives actuellement.
Dans aucun pays visité je nai rencontré une telle variété de ruches primitives. Dans la moitié nord de la Turquie, ou partout où abonde le bois, des ruches oblongues en bois (100×25×20 cm) sont généralement utilisées. Elles ont à larrière un couvercle détachable, ou plus souvent, une partie du dessus détachable en vue de récolter le miel en fin de saison. On trouve aussi des ruches faites dun tronc, le cas échéant divisé en long et creusé au ciseau, dont on soulève la moitié supérieure pour prendre le miel. Dans la partie sud de lAsie Mineure, des ruches cylindriques en matière tressée sont plus répandues mais jen ai parfois rencontré aussi dans le Nord. Toutes ces ruches, à quelques exceptions près, sont utilisées en position horizontale. Je suis tombé sur des ruches sous abri ouvert empilées lune sur lautre mais il est plus fréquent de les tenir isolées. Près dIsparta, jai vu des ruches tressées, à peu près de la grandeur et de la forme de nos cloches, mais pointues et couvertes dargile. Occasionnellement se rencontrent quantité de modèles bizarres. Lutilisation de tuyaux en terre, généralisé en Syrie et dans les autres pays arabes, nest pas répandue en Asie Mineure.
Des ruches modernes, la Langstroth, pour le modèle et les dimensions, est utilisée presque exclusivement, bien que jaie rencontré à Aydin un rucher composé de ruches dun modèle rare contenant douze rayons denviron 25×25 cm, parallèles à lentrée. Ces ruches adroitement construites et bien tenues indiquaient que lapiculteur sy entendait. Près de Trébizonde, à ma surprise, je tombai sur une de ces dernières lubies : une ruche dont les cadres se terminent en pointe telle quun inventeur français la prônait, il y a une quinzaine dannées. Je fus aussi fort surpris de la présence dans plusieurs lycées agronomiques, de ruches dun modèle anglais à toit à pignon, entrée, planche de vol et pieds particuliers au modèle dont je me demande, sans en avoir trouvé lexplication, comment il a abouti en Asie Mineure.
La ruche moderne na pas pris en Turquie aussi rapidement quen beaucoup dendroits du monde malgré les efforts acharnés en vue de son adoption généralisée. Il semble que les autorités, au départ, nont pas réalisé quune ruche moderne est sans valeur en labsence de cire gaufrée et dextracteur. Lors de ma première visite, javais vu beaucoup de matériel moderne à labandon. Là où cet équipement était utilisé, je me trouvais souvent en présence dun enchevêtrement lamentable de rayons bâtis en tous sens par les abeilles. Un apiculteur, conscient de la nécessité de cires gaufrées, garnissait ses cadres de feuilles de cire obtenues vraisemblablement en coulant de la cire sur une dalle de pierre. Rien détonnant dans ces conditions quil ne se soit produit un retour aux méthodes primitives. Les vieux apiculteurs savaient comment conduire des ruches primitives et en tirer du miel. Néanmoins, lors de ma dernière visite, je constatai avec plaisir que toutes les ruches modernes étaient garnies de cire gaufrée. Partout, un grand progrès sétait manifesté au cours de ces huit années.
Extrait de La Belgique Apicole, 29(1-2) 1965 p 5-10 Avec leur permission. Original dans Deutsche Bienenzeitung et le Bee World |
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