Vie et Mœurs des Abeilles

 

Introduction

Dans les sciences expérimentales, la vérité ne peut être distinguée de l'erreur tant qu'on n'a pas établi des principes certains par une observation rigoureuse des faits.
 
PASTEUR

Le livre que nous présentons aujourd'hui est le résultat de plusieurs années d'observation et d'expérimentation sur la vie des abeilles.  Nous avons voulu tout revoir par nous-mêmes, de nos propres yeux.  Une des plus grandes difficultés que nous ayons eue à surmonter a été de nous débarrasser l'esprit des notions fausses plus ou moins merveilleuses qui arrivent à cacher le comportement des abeilles.  Nous avons fait nôtres les résultats de tous nos devanciers, lorsque nous les avons obtenus d'une manière précise.  Ce livre s'adresse à tous les amateurs d'abeilles, à tous ceux qui ne sont pas satisfaits des affirmations gratuites et qui veulent voir par eux-mêmes.  Nous espérons les guider dans cette voie.

Un naturaliste, relativement peu connu du grand public, a été notre guide et notre Maître.  Cet homme extraordinaire, dont l'œuvre scientifique demeurera comme un monument impérissable, a eu la volonté de surmonter un obstacle apparemment infranchissable : la perte de la vue.  Ce savant est « François HUBER de GENÈVE ». Guidé par les travaux de Réaumur, et secondé par son domestique BURNENS, ce naturaliste a percé à peu près tous les mystères de la ruche.  Son infirmité l'a poussé à vérifier d'une manière absolue ses moindres observations.  Il retournait dans son esprit toutes les modalités et les conséquences d'une expérience que Burnens exécutait avec une adresse remarquable.  Nous devons dire que si nous avons fait quelques progrès dans la science des abeilles, c'est à ce maître-aveugle que nous le devons.  Sa patience et son courage ont été notre réconfort pour surmonter les difficultés rencontrées.

Nous ne pouvons pas non plus oublier cet habile praticien que fut « Joseph MEISTER » [Voir Le Peuple des Abeilles.  Collection Que sais-je ? Presses Universitaires de France, Paris.], qui nous a guidé dans nos premiers contacts avec les abeilles.

Une autre circonstance favorable nous a été donnée au cours de nos recherches : notre désignation à l'Institut Pasteur de Tunis, en juillet 1942.  Sur les conseils du docteur Et. BURNET, alors Directeur, nous avons pu poursuivre, dans les territoires de la Régence, les observations entreprises sur l'ensemble des provinces de la France métropolitaine.  En 1949, chargé d'une mission officielle par le Gouverneur Général de l'A.O.F. (Afrique Occidentale Française) pour l'étude des abeilles tropicales, nous avons pu compléter sur place en Guinée française nos observations biologiques.

Après la publication d'un petit livre de vulgarisation, « Le Peuple des Abeilles », nous avons poursuivi nos recherches dans le service de notre maître E. ROUBAUD, à l'Institut Pasteur de Paris.  Au cours des années 1941–42, nous avons visité un grand nombre de ruchers dans la région parisienne et dans les différents départements apicoles.  Nous citerons, pour les Landes, les ruchers de MM.  DARDENNES, DELGUEL, DUPORT, ceux du docteur DUPORT ; en Charente-Maritime, ceux des membres de la Société charentaise d'Apiculture, sous la conduite de son distingué secrétaire M. GRENIER; en Provence, les ruchers de M. ROBERT, à Mouriès ; de M. LAPONCHE, au Muy, dans le Var ; du docteur VALETTE, à Marseille.  A Montfavet, MM. ALPHANDERY, directeurs de « La Gazette apicale », nous ont réservé l'accueil le plus cordial et sympathique, mettant largement à notre disposition leur très grande pratique et les ressources d'une bibliothèque incomparable et probablement unique en France, dont les éléments ont été groupés depuis de longues années par M. ALPHANDERY père, bibliothèque malheureusement en grande partie détruite depuis par l'occupation allemande.

En Bretagne, à Château-Giron, M. DELOURMEL nous a communiqué quelques-uns de ses résultats, que l'on trouvera dans ce livre ; M. DEMAY, dans la région de Tinténiac, nous a donné l'occasion d'examiner un rucher de « ruches en paille ». Dans la région parisienne, les ruchers de M. GUIVIER, Président du Consortium des Produits chimiques et d'entretien de Bezons, ont été libéralement mis à notre disposition.  Nous avons pu grâce à ce matériel, expérimenter sur des centaines de colonies.

M. Alexis BONNEREAU, apiculteur passionné, et notre préparateur Léon BOULET, nous ont aidé dans toute une série d'expériences sur les transvasements et les mises en essaim, opérations qui n'allaient pas sans quelques difficultés et, surtout, de très nombreuses piqûres.

Au Muséum d'Histoire Naturelle, M. le Professeur CHOPARD, plaçait dans une vitrine de son « vivarium » une colonie d'abeilles qui pouvait être examinée par le public et dont nous avons suivi le comportement pendant plusieurs années : son histoire sera relatée en détail.

Une série de 12 conférences sur « La Biologie des Abeilles » [Maurice Caullery. La Biologie des Abeilles, collection Les Travaux et les Jours, Presses Universitaires de France, Paris], sous la direction scientifique du Professeur Maurice CAULLERY, membre de l'Académie des Sciences, et la collaboration de plusieurs savants de la Faculté des Sciences et du Muséum d'Histoire Naturelle, nous permettait, au cours du printemps 1941, de susciter un mouvement en faveur de l'étude des abeilles, et de former plusieurs centaines de praticiens.

Mais toutes ces observations et tous ces examens de ruches (plus de 2.000 en quelques mois) ne nous auraient pas fait faire de grands progrès si nous n'avions pas eu l'occasion de venir étudier les abeilles en Tunisie, dans de nouvelles conditions.  Nous avons eu la chance de suivre le conseil même de Réaumur : « Je suis pourtant persuadé que ces mouches admirables ne m'ont pas tout montré à beaucoup près, qu'elles se sont encore réservé des mystères, qu'elles pourront découvrir, à quelqu'un qui les observera dans de nouvelles circonstances et avec une nouvelle assiduité. »

Nous pensons pouvoir compléter et rendre pratique dans un avenir prochain quelques-unes des vues prophétiques de Réaumur « Il n'en est pas des abeilles comme des vers à soie, qu'on est maître de multiplier autant que l'on veut quand on a de quoi les nourrir et qu'on en prend soin.  On n'est pas maître de faire éclore des abeilles, comme on l'est de faire éclore des vers à soie.  Il n'est pas même temps de songer à en faire venir des pays étrangers.  Peut-être que, par la suite, on pourra établir un commerce de ruches d'abeilles avec ceux qui ramassent une grande quantité de leur cire dans de vastes forêts ; qu'on pourra leur apprendre à vendre les abeilles mêmes, après les avoir mises dans des logements convenables.  Mais c'est là une de ces vues qui, quand elles réussiraient, ne réussiraient de longtemps.  Il faut bien que des circonstances se soient réunies, avant que nous voyions des vaisseaux revenir d'Afrique chargés de ruches d'abeilles, comme ils le sont de Nègres ... »

Nous avons réuni dans ce livre les principes mêmes de la multiplication des abeilles, et l'application des données que nous avons expérimentées permettra de faire voguer vers la France, de ses immenses territoires d'Outre-mer, « des vaisseaux chargés de ruches d'abeilles ».

Depuis des siècles, les apiculteurs n'ont jamais pu satisfaire leur désir d'augmenter leurs propres ruchers faute d'essaims, et encore moins d'en fournir aux amateurs.  En 1806, Stanislas BEAUNIER écrivait: « Les possesseurs de ruches semblent faire mystère du profil qu'ils en tirent ; cependant, ceux qui ne sont pas dans l'usage de faire périr leurs abeilles pour les dépouiller, ont peine à vendre un seul essaim aux personnes qui désirent s'en procurer, et qui ne croient pas devoir en offrir un prix capable de tenter le propriétaire. »

La multiplication des abeilles a toujours été la pierre d'achoppement de l'apiculture ancienne et moderne.  La preuve en est que les Romains pratiquaient déjà « l'essaimage artificiel » et que SCHIRACH à Lusace, en 1760, a découvert la transformation en reine d'une larve destinée à donner une abeille ouvrière en cherchant à fabriquer des essaims artificiels.

Plus récemment, toutes les méthodes d'élevage de reines, celles de MILLER, de CASE, de DOOLITTLE, de PRATT, de BARBEAU, de PERRET-MAISONNEUVE, soulignent d'une manière évidente l'intérêt de cette multiplication des abeilles, sans apporter une solution pratique.  Nous montrerons que l'élevage des reines, sans celui des abeilles ouvrières, ne peut pas aboutir à un résultat satisfaisant, en raison même du « fait social » qui lie tous les individus des différentes castes dans une même colonie.

Au cours de toutes nos prospections apicoles en France et en Afrique du Nord, un fait nous a toujours frappé  : l'absence des abeilles ou tout au moins leur réduction dans des proportions considérables.  L'apiculteur allemand OETLL disait que la règle d'or de l'apiculture était celle-ci : « Maintenez vos colonies fortes », mais il n'en a pas donné le moyen.

Nous passerons en revue les différents systèmes de ruches utilisés, en soulignant leurs avantages et leurs inconvénients.  On jugera par soi-même, en se reportant aux principes apicoles exposés, la valeur des ruches que l'on possède et celles des modèles qui pourraient naître à l'avenir dans le cerveau de quelques inventeurs, amateurs d'abeilles.

Quelques remarques du grand naturaliste Charles DARWIN, qui fut un génial observateur, nous permettront de mieux comprendre la biologie des abeilles.  Les voici : « La lutte pour l'existence, écrit-il, dans l'origine des Espèces, résulte inévitablement de la rapidité avec laquelle tous les êtres organisés tendent à se multiplier.  Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie produit plusieurs œufs ou plusieurs graines, doit être détruit à quelque période de son existence, ou pendant une saison quelconque, car autrement, le principe de l'augmentation géométrique étant donné, le nombre de ses descendants deviendrait si considérable, qu'aucun pays ne pourrait les nourrir... Une grande fécondité a quelque importance pour les espèces dont l'existence dépend d'une alimentation essentiellement variable, car elle leur permet de s'accroître rapidement en nombre à un moment donné... Les œufs ou les animaux très jeunes semblent ordinairement souffrir le plus, mais il n'en est pas toujours ainsi ... »

Ces quelques lignes de DARWIN peuvent s'appliquer exactement aux abeilles ; cependant en les rédigeant, ce naturaliste ne songeait pas particulièrement à elles.  La stérilité des abeilles ouvrières est en relation directe avec la fécondité de la reine-abeille.  La fécondité de cette reine, unique, était une nécessité absolue pour le maintien de l'espèce, dont l'alimentation est essentiellement variable, puisqu'elle est liée aux miellées des fleurs dont la croissance s'accomplit pendant un temps très court, ou pendant la seule saison des pluies dans les pays tropicaux.

Ce livre aura pour but l'étude précise des conditions optima de température, d'humidité et de nourriture pour le développement des abeilles.  Parallèlement, il étudiera les conditions expérimentales qui donneront aux abeilles une longévité maximum et une mortalité minimum.

Della ROCCA écrivait déjà en 1790 : « Tout dépend donc de connaître et de seconder l'instinct admirable des abeilles ; c'est le vrai moyen de les conduire avantageusement ; et c'est pour n'avoir pas encore approfondi leur naturel autant qu'on l'aurait dû, qu'on ne voit nulle part leur culture dans une perfection satisfaisante, ni par conséquent leur profit tel qu'il devrait être. »

Ce livre est divisé en trois parties.

Dans la première, après avoir passé en revue quelques connaissances anciennes et nouvelles sur les abeilles, nous exposons le résultat de nos recherches sur la biologie proprement dite.

Dans la deuxième, nous publions un certain nombre d'expériences, faites soit au rucher dans des conditions naturelles, soit au laboratoire, en utilisant la chaleur ou le froid artificiels par l'emploi d'étuves ou de glacières.  Les observations sont notées au jour le jour.  Nous ne comprenons pas toujours sur le moment le comportement des abeilles et nous faisons part de notre perplexité.  L'interprétation des faits peut être différente pour un autre chercheur.  Nous voulons que le lecteur suive nos démarches intellectuelles, démarches qui viennent souvent buter devant les énigmes de la Nature.

Dans la troisième partie, nous groupons l'ensemble de tous les résultats que nous avons acquis pour donner une technique apicole pratique.  Si le lecteur a été convaincu de la valeur réelle de toutes nos observations et de nos expériences, il se laissera guider par la main pour la conduite de ses abeilles et nous sommes certains qu'il obtiendra le résultat final : un rucher sain, des abeilles actives, et le maximum de miel et de cire susceptible d'être récolté dans la région qu'il habite et où il exploite ses abeilles.

Nous espérons que ce livre évitera beaucoup de déboires aux débutants et qu'il permettra aux professionnels d'exploiter leurs ruches avec un sentiment de sécurité qui n'existait pas jusqu'à ce jour.

Maurice MATHIS
Tunis, le 7 mars 1951

 

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