Abeilles acclimatées

et

Abeilles indigènes

Rapport présenté au Congrès International de Maryland (U.S.A., 1967) par Georges LEDENT (Belgique).

Parler d'abeilles acclimatées ne peut avoir trait qu'aux reines, le cas échéant. En effet, les mâles sont forcément hors de question et il appert à la réflexion qu'il en va de même pour les ouvrières si l'on considère la brièveté de leur vie.

Restent les reines, celles qui nous viennent de l'étranger nous arrivent fécondées. Elles n'auront donc pas eu l'occasion, qui aurait eu une influence sur leur descendance, de rencontrer dans le ciel de leur nouvelle patrie des prétendants de nationalité locale. Si ce devait être le cas, elles ne pondraient plus, du reste, que des oeufs dont sortiraient des bâtards.

Alors, en définitive, tout le processus d'acclimatation se bornera chez cette reine à supporter de vivre momentanément parmi les ouvrières qui lui sont étrangères jusqu'à ce que les choses rentrent dans l'ordre lorsque ses enfants les auront supplantées.

Cela revient à dire qu'il n'y a pas acclimatation, à moins qu'on ne considère comme telle le fait d'exister au sein d'une ambiance étrangère dont l'influence se marquerait à la longue par une sorte d'osmose. Autant envisager alors que chez un Chinois vivant en Europe, les pommettes deviendraient progressivement moins saillantes!

Je ne comprends donc guère où veulent en venir, notamment, autorités éminentes de l'apiculture allemande, le Dr. DREHER et le Prof. RUTTNER, lorsqu'ils déclarent que les lignées d'abeilles carnioliennes importées en Allemagne devraient être soumises à un traitement d'acclimatation. Si même quelque chose dans cette direction était faisable, il en résulterait une germanisation jusqu'à un certain degré de l'abeille carniolienne et une "décarniolisation" dans une mesure correspondante paraît assez inévitable. Tout cela se ferait aux dépens de la pureté de la race au départ et éloignerait du but poursuivi.

Ce qu'on appelle acclimatation se borne donc à ce que les éléments introduits de l'étranger survivent ou succombent, une fois aux prises avec le nouvel environnement. Mais il y a encore deux façons de survivre et, malheureusement, des voix se sont élevées pour dire que carnioliennes et italiennes transplantées s'étaient plus mal défendues que les indigènes, par exemple contre le Nosema du printemps 1966 qui a sévi en Europe Occidentale.

La façon dont l'abeille s'est répandue dans le monde illustre le fait qu'elle n'a, au cours des temps, rien fait d'autre que s'installer dans les climats qui étaient à sa convenance. Ainsi, lorsque l'Europe s'est réchauffée progressivement, il y a quelque chose comme 250 millions d'années, l'abeille, réfugiée aux confins de la Méditerranée, a suivi le mouvement et son expansion n'a été arrêtée qu'à la rencontre d'obstacle, naturels tels les Alpes et les Carpates. En Amérique, il s'est fait qu'il n'y avait pas d'abeilles mellifera avant que l'homme blanc n'en ait apportées. Tout comme lui, elles ont prospéré là où elles se trouvèrent bien, c'est-à-dire là où régnait leur climat ou un climat encore plus favorable. De même, ces abeilles malencontreusement importées du Tanganyika et de l'Angola au Brésil sont en train d'y étendre leur aire de façon incontrôlable et dévastatrice parce qu'elles ont été transplantées dans un climat qui s'y prêtait.

De tout cela il ressort en un mot que l'acclimatation de l'abeille, tout comme sa domestication, cela n'existe pas.

On objectera la proverbiale adaptabilité de l'abeille, qui est un fait. Encore faut-il s'entendre. Une abeille prolifique placée dans un milieu où une surabondance de couvain peut être catastrophique ne cessera pas pour autant de l'être. L'inverse est tout aussi caractéristique. Ce qui nous trompe, c'est le talent de l'abeille à trouver de quoi vivre et même prospérer. Et là encore, il y a contraste entre le zèle de la butineuse et son obstination à poursuivre l'exploitation d'une miellée à peu près épuisée sur une fleur donnée alors qu'une autre source dispense un nectar abondant, tout à côté. Autre contraste: la facilité avec laquelle un essaim, même issu d'une colonie à l'état sauvage, accepte le logement, inconfortable plus d'une fois, où nous l'avons enruché et se trouve à partir de cet instant rivé au site imposé.

Quant au comportement des abeilles, à leurs activités, elles sont identiques dans nos ruches ou bien dans le creux d'un tronc d'arbre au fond d'une forêt. Du reste, c'est probablement grâce à cela que l'abeille a conservé ses qualités vives et sa place dans la nature. Quand l'homme prétend l'y aider, c'est souvent l'inverse qui en résulte: notre conduite du rucher, nos traitements curatifs et préventifs aveulissent les populations, les laissent sans ressort au point que, fréquemment, ce ne sont plus que des non-valeurs sinon des nuisances dans un rucher.

S'il n'en était pas ainsi, comment justifier que les meilleures abeilles, celles dont les caractères sont parfaitement accusés, on va les chercher dans des régions reculées où nos procédés modernes n'ont pas pénétré et où aussi la situation géographique, généralement "vallée fermée", aura préservé la pureté raciale.

Ces abeilles, les éleveurs vont les transformer systématiquement. Et le champion incontesté de cet art de la transformation est le Frère ADAM. Nous l'avons tous suivi dans son périple méditerranéen d'où il a rapporté des spécimens variés d'abeilles. Puis a malaxé tout cela, croisé et sélectionné, et il en est sorti sous le nom d'abeille de Buckfast, une abeille maintenant dans le commerce. Elle est en fait "la meilleure abeille" que le Frère ADAM ait pu combiner, éliminant ici des caractères indésirables, en introduisant par-là des recherchés. Mais cela ne me permet cependant pas, je pense, de prétendre que cette abeille convienne à tous les climats, de la Scandinavie au Sahara, de la Bretagne à l'Anatolie, du Nord canadien au Yucatan.

Si la race de Buckfast prend une extension comparable à celle de l'italienne ou de la balkanique (carniolienne, carpatique, banate), nous nous trouverons en présence de trois races au lieu de deux dont on discutera mérites et défauts respectifs, toujours les mêmes d'ailleurs. Car les défauts et les qualités que chacune de ces races avait au départ, elle les conserve à travers les générations. Autrement dit, encore une fois, il n'y a pas eu acclimatation, tout au moins pas là où l'abâtardissement a pu être plus ou moins endigué.

Dans une certaine mesure, c'est dû à ce que les éleveurs, dans les pays d'origine, se sont efforcés de produire UN type à propager, vraisemblablement aussi près que possible de la perfection pour le milieu dans lequel s'est fait l'élevage. Nul doute, en effet que, dans chaque race ne se rencontrent des caractères divergents, voire opposés, qu'il n'y ait, en Italie aussi bien que dans le Balkan, des abeilles douces et d'autres agressives, des prolifiques débordantes et l'inverse, etc., et tout cela avec des extrêmes et tous les degrés intermédiaires. Les éleveurs ont sélectionné là-dedans, influencés par les conditions ambiantes de climat là où ils opèrent. D'où, à l'occasion, certains déboires avec leurs abeilles, sous un climat différent.

Ces mêmes différences de caractère, nous les retrouverons chez l'abeille noire qui est l'abeille indigène de l'Europe Occidentale.

Le Frère ADAM ne lui rend guère justice. Il semblerait presque qu'il ait contre elle une prévention due à ce que ses débuts en apiculture se situent au lendemain d'épidémies qui avaient dévasté catastrophiquement les ruchers anglais. Il a vu quelques ruchers en France et j'ai l'impression qu'il est assez mal tombé. Mais voilà maintenant qu'en Angleterre - et pas seulement là - ce sont les ruchers d'abeilles indigènes qui se sont le mieux défendus, en général, contre les récentes attaques de maladies. D'où un revirement en faveur de l'abeille indigène dont rien ne permet de conclure à priori qu'elle ne soit susceptible d'être améliorée et progressivement portée au niveau de n'importe laquelle de ses rivales. Celles-ci ont sur elles le seul avantage que des gens adroits et clairvoyants les ont déjà portées à ce point de perfectionnement.

Dans un quelconque rucher, il est presque impraticable de maintenir l'homogénéité d'une race, en particulier non indigène. Depuis que nous en savons plus long sur la fécondation des reines (ALBER) et sur le comportement des mâles (RUTTNER), nous pouvons affirmer avec le Dr. DRESCHER de l'Université de Bonn, que tout dans la biologie de l'accouplement de l'abeille va à l'encontre de la consanguinité. Seule l'insémination instrumentale peut se porter garante de l'identité raciale du ou des partenaires de la reine. Maintenir une race dans un rucher exigera donc constamment l'achat de reines chez l'éleveur, à la source. Quant à la tentation d'essayer l'une ou l'autre reine étrangère à titre expérimental, c'est presque immanquablement dans un rucher une expérience qui conduit à un fiasco, tôt ou tard, mais généralement très tôt. Un accident, un remérage, une simple disparition y mettent fin. Parfois, la reine en question aura eu le temps d'enrichir de quelques dizaines ou centaines de mâles de son crû la constellation pourtant déjà si riche en types divers de mâles en quête de rencontres amoureuses. A l'exception de quelques endroits, îles ou, peut-être, régions montagneuses, ces nuées de faux bourdons constituent partout et pour longtemps encore l'obstacle principal à une amélioration généralisée des races d'abeilles.

En présence de cette situation, l'abeille indigène est moins désavantagée que l'abeille étrangère. Elle fait le nombre, sauf en Allemagne et peut-être en Suisse où la situation est retournée, les carnioliennes étant devenues majorité. Si les apiculteurs organisés se portent résolument à l'élevage à partir de l'abeille indigène, la présence de mâles étrangers pourra être restreinte très fortement, et la sélection fera le reste. A partir de ce moment se marquerait pleinement l'avantage et la facilité qu'il y a à travailler une abeille qui se trouve tout naturellement chez elle, qui ne souffre pas de ne pas être acclimatée. Après tout, l'élevage des italiennes en Italie et celui des balkaniques dans le Balkan se fait bien dans ces conditions! En Angleterre, un groupe parait bien déterminé à redévelopper l'ancienne abeille indigène de Grande-Bretagne. Il s'intitule le "VBBA", Village Bee Breeders Association, en français: association des éleveurs d'abeilles villageoises. Ne conviendrait-il pas d'entendre par là que l'on développerait et améliorerait plutôt l'abeille du pays à l'échelle régionale que nationale. Une certaine décentralisation, à condition de ne pas aller trop loin, serait en somme beaucoup plus logique et raisonnable que les vaines tentatives de façonner une abeille standard, un passe-partout qui ne sera bon nulle part.

Qui nous dit que malgré l'exiguïté d'un pays comme notre Belgique, il ne s'y révélerait pas avantageux d'avoir une abeille distincte pour la partie vallonnée et ardennaise, une pour le nord et ses bruyères et une pour le plat pays et le littoral maritime. Elles ne différeraient que légèrement l'une de l'autre, c'est bien certain, juste assez pour que chacune soit chez elle et qu'il ne se pose aucun problème d'acclimatation.


Extrait de La Belgique Apicole ,
31(10), 1967, p241-244
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